JOUR VOLÉ

     Un rayon de soleil lui chatouillait légèrement l’aile gauche du nez. Le jour était levé depuis plusieurs heures, elle le sentait à travers la peau fine de ses paupières fermées. L’orientation de la chambre avait jusque-là protégé ses derniers instants de sommeil d’une lumière trop vive. A la fois désir de se lever pour profiter de cette journée qu’elle s’était accordée pour respirer, et envie de paresser dans les draps pour savourer l’exceptionnelle absence de contraintes et d’obligations.

    Elle avait décidé de partir sur un coup de tête. Un long week-end sans sa fille, restée chez son père, et suffisamment de jours à la suite, pour les partager, sans que cela soit difficile à négocier, entre un séjour express et seule dans le Sud et du temps à passer avec son compagnon à la maison.

    Elle avait dormi sur le ventre, la joue droite enfoncée dans l’oreiller, qu’elle serrait entre ses bras comme les enfants le font avec leur doudou. Le rayon de soleil commençait à l’éblouir et elle tourna la tête, se reposant maintenant sur la joue gauche. Elle sentit une douche chaleur sur le haut de sa nuque et sourit. Elle était arrivée assez tard la veille, le bus « Macron » l’avait déposée vers 20 h dans le centre-ville et un taxi l’avait conduite au petit hôtel où elle avait réservé la seule chambre encore disponible à un prix abordable. D’ailleurs à propos de prix, elle se fit la remarque que le taxi lui avait coûté presque aussi cher que le bus.

    Etant partie tard, ne sachant pas exactement à quelle heure elle arriverait, et si elle aurait le courage de repartir dans le centre pour dîner, elle s’était préparé une salade, qui avait gardé sa fraîcheur dans un petit sac isotherme offert par son magasin habituel de surgelés.

    Elle n’arrivait pas dans un lieu de rêve ni dans une ambiance de fête ; elle ressentait la fatigue du voyage et les derniers relents de stress d’avoir pris une telle décision. Mais elle était contente d’être seule, dans un lieu différent, qu’elle n’avait pas encore pu apprécier, mais qui sur le papier correspondait à ce dont elle avait besoin : du calme, du soleil, des étendues plates et une journée complète demain pour en profiter.

    Elle avait envoyé un SMS pour dire qu’elle était bien arrivée, rangé les quelques affaires qu’elle avait amenées, enlevé ses chaussures, son pantalon et sa veste et s’était assise sur le lit, dos au mur, bien calée par les oreillers. La salade et la petite bouteille d’eau qu’elle avait prise au dernier moment dans son réfrigérateur, lui avaient suffi. Elle avait juste envie de sombrer et de s’oublier dans le sommeil.

    Après s’être retournée plusieurs fois, jouant à hésiter entre action et prélassement, elle s’assit au bord du lit. Comme si l’effort avait été trop brusque ou la décision trop prématurée, elle se laissa retomber sur le dos, écarta les bras en croix et respira profondément plusieurs fois, tapotant les draps des mains, comme pour bien s’approprier le lieu et le moment.

    Elle finit par se lever jugeant qu’il était temps maintenant de jouir des heures qu’elles s’étaient offertes.

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    Elle se dirigea vers l’espace « Petit-déjeuner », guidée par les pancartes d’un vert provençal et doux que les propriétaires avaient choisi pour faire couleur locale, la route qui menait à l’hôtel traversant d’immenses champs d’amandier. Elle avait juste enfilé une légère veste de survêtement sur le tee-shirt avec lequel elle avait dormi et le short qu’elle avait emmené pour courir. Elle prendrait une douche après son footing qu’elle se faisait une joie de pratiquer sur ces longs chemins plats à l’horizon dégagé qui parcouraient la Camargue. D’habitude le dimanche elle courait sur des sentiers en forme de montagnes russes, qui l’essoufflaient à la montée et taquinaient ses genoux à la descente. Le point de vue y était rarement ouvert, le parcours empruntant souvent des sous-bois. Parfois la végétation s’éclaircissait pour laisser apparaître de l’autre côté de la vallée le massif alpin qui la longeait. Cela était bien sûr magnifique, surtout les matins d’hiver secs et ensoleillés où la neige décuplait la luminosité du soleil rasant. Mais le regard était bloqué par cette carte postale naturelle et ne pouvait se perdre au loin pour laisser échapper et divaguer les pensées et soulager l’esprit des tensions quotidiennes. La barrière blanche, aussi majestueuse et spectaculaire soit-elle, l’oppressait plus qu’elle ne l’émerveillait, renforçant ce sentiment, que quelle que soit la direction qu’elle prenait, elle avançait vers un mur.

    Le couloir donnait sur une pièce aux baies vitrées d’où l’on voyait à perte de vue l’entrelacs de marécages et de végétation touffue que peuplait une faune protégée de petits mammifères, d’oiseaux majestueux et de créatures aquatiques qui devaient se méfier en permanence de la population précédente.

    Chez elle, elle prenait son thé en écoutant la radio. Elle avait laissé son téléphone et ses écouteurs dans la chambre, et amorça un demi-tour pour retrouver sa matinale préférée, la succession de chroniques, d’interview et de billet d’humour constituant un rituel nécessaire pour enclencher sa journée. Mais elle suspendit son mouvement ; vue l’heure à laquelle elle s’était levée, l’émission touchait quasiment à sa fin et était-elle venue ici pour continuer de baigner dans cette atmosphère d’actualités inquiétantes, de rebondissements politiciens animant la campagne électorale, et de nouvelles insignifiantes de vedettes éphémères ?

    Non elle était là pour faire une coupure, si courte soit-elle, et tenter d’éprouver un petit soupçon de cette liberté qui lui manquait cruellement en ce moment, enfermée entre des doutes existentiels, la difficulté de mettre fin à un chapitre majeur de sa vie personnelle et l’incertitude sur sa volonté de poursuivre une année de plus le projet professionnel qui l’avait pourtant beaucoup motivé il y a dix-huit mois.

    A l’entrée de la pièce quelques journaux étaient disposés sur une table basse : quotidien régional qui affichait en première page les élus locaux encadrant le candidat à la présidence de la République ayant tenu meeting la veille au soir ; journal national, accompagné de son magazine de papier glacé, dont la tendance politique ôtait toute chance qu’elle le prenne ; quotidien sportif, dont elle fut surprise du format – les rares fois où chez le marchand de presse son regard s’était arrêté sur une photo pleine page de sportifs, elle se souvenait d’un journal aux dimensions plus imposantes – et qui affichait, ce qui attira son attention, non pas des joueurs de football ou des cyclistes, mais deux hommes en costume assis de profil, photographie barrée d’un grand titre noir sur fond jaune « EN CHANTIER ». L’expression résumait on ne peut mieux le sentiment que lui inspirait la période qu’elle traversait !

    Amusée par cette coïncidence, elle le prit, ce qui effectivement rompait totalement avec ses habitudes, et certifiait en quelque sorte la coupure qu’elle avait souhaitée.

    Elle rejoignit la dernière table qui lui permettait d’être dos au mur. Celles qui étaient devant elle, installées en quinconce, ne la gênaient pas directement ou étaient trop éloignées pour l’empêcher de bénéficier de la vue. C’est à ce genre de détail que l’on reconnaît une journée qui commence bien. Rien de plus frustrant et énervant qu’un grain de sable qui vient gâcher une situation que l’on espérait idéale, ne serait-ce que pour goûter juste une heure la quiétude et le soulagement d’un moment parfait.

    Comme elle s’y attendait la lecture du journal n’avait pas vraiment d’intérêt et elle tourna les pages où se succédaient résultats, interviews de sportifs dont les noms lui évoquaient rarement quelque chose et annonces et analyse des prochains événements. Un article l’étonna quand même en avant dernière page qui parlait d’e-sport, compétions confrontant des équipes de jeunes adultes bataillant sur des jeux vidéo de football ou de courses de voiture. Une nouvelle race d’athlètes qui n’avaient même plus besoin de mettre le nez dehors et dont l’entraînement consistait à développer l’agilité de leurs doigts pour améliorer leurs performances !

    Dans sa cuisine, pressée par le temps, elle avait l’habitude de boire rapidement son thé, soufflant sur sa tasse pour éviter de se brûler, la reposant parfois brusquement lorsque les parois étaient trop chaudes. La serveuse lui avait amené la théière et le sachet de thé dès qu’elle s’était assise. Elle l’avait machinalement trempé dans l’eau chaude puis retiré au bout de quatre minutes. Elle n’avait ni montre ni téléphone mais un chronomètre intérieur pour le temps d’infusion, suffisant pour que cela ne ressemble pas à une tisane sans saveur, mais surtout pas trop long pour que ça ne devienne pas non plus une boisson amère qu’elle serait obligée d’avaler en crispant les joues à chaque gorgée. Elle n’en faisait pas étalage mais elle avait une connaissance assez approfondie des différents types de thé, qu’elle choisissait en fonction du moment de la journée, préférant une essence tonique au réveil, un goût fruité pour l’après-midi et une variété plus charpentée le soir, en particulier après un bon repas, comme pour effacer les relents des plats et des vins partagés entre amis.

    On ne lui avait pas proposer un assortiment ; on lui avait amené un sachet d’une marque de grande distribution connue qui avait soigné son packaging mariant luxe et authenticité. Cela flattait les profanes qui avaient l’impression de boire un thé original si ce n’est d’exception. Elle savait qu’elle n’en éprouverait aucun plaisir particulier mais qu’aucune mauvaise surprise n’était à craindre.

    Par contre les tranches de pain de campagne aux céréales l’inspiraient, d’autant que la serveuse avait posé autour de la panière quelques pots de confiture artisanales assez créatives : figues-oranges, coing-citron et une étonnante quetsches-tomates vertes. Apparemment le cuisinier creusait le filon des associations de saveurs sucrées-amères, à la recherche d’un équilibre subtil entre douceur et vivacité. Elle se surprit à imaginer d’autres combinaisons : bigarreaux-granny smith, dattes-clémentines, framboise-pamplemousse. Au-delà de ses doutes sur le goût et la consistance résultant de ces mélanges improbables, elle souriait en se demandant quelles couleurs auraient de tels pots de confitures, et s’ils seraient appétissants.

    Au quotidien, sans cesse projetée dans ce qu’il fallait faire dans les cinq minutes à venir, elle ne mangeait jamais rien au petit-déjeuner. Ce matin elle ne se sentait ni en avance ni en retard, juste au présent. Elle étala une couche de cette confiture qui l’avait le plus intrigué sur une épaisse tranche de pain encore tiède. Le mélange de couleur des pulpes donnait une teinte violette claire surprenante, peu habituelle en alimentation. Elle approcha la tartine de sa bouche pour en croquer le bord du bout des dents. Cela lui donna soudain l’impression qu’elle chipotait, qu’elle ne profitait pas pleinement de ce moment rare de gourmandise et de bien-être. Elle ouvrit alors grand la bouche, enfourna la moitié de la tartine et referma les mâchoires, sentant la confiture s’étaler généreusement sur sa lèvre supérieure jusque sur le bout du nez. Au même moment un flux d’émotion remonta de sa poitrine et elle sentit les larmes affleurer, surprise du bonheur simple qu’elle venait de s’accorder. Elle prit une serviette en papier pour s’essuyer les yeux puis le reste de confiture qu’elle n’arrivait pas à atteindre avec la langue. Elle regarda rapidement si quelqu’un l’observait dans la salle, qui se serait certainement demandé si on lui avait servi le même petit-déjeuner, n’éprouvant pas de son côté une même bouffée d’émotion.

    Après la deuxième tranche où elle goûta la coing-citron – cette fois les couleurs, proches l’une de l’autre, s’additionnaient dans un éclat intense ; on imaginait facilement le slogan « Le soleil sur vos tartines ! » – elle regagna sa chambre, rassasiée sans être lourde, ne ressentant aucune tension musculaire dans la nuque ou la colonne vertébrale, parfaitement prête et disponible pour son footing.

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    Elle rentra dans sa chambre et ôta ses vêtements, qu’elle jeta sur le lit. Elle enfila son tee-shirt de sport à même la peau. Sa poitrine menue ne l’obligeait pas à porter de soutien-gorge. Elle aimait ce contact libre avec le tissu. Cela la contraignait juste à faire un minimum attention aux transparences quand elle portait une chemise blanche ou qu’elle voulait choisir un chemisier pour une soirée de réveillon dans des matières conçues pour laisser apparaître les sous-vêtements. Elle hésita à mettre sa veste de jogging ; la matinée était lumineuse et le ciel dégagé, mais une fois en sueur, elle se demandait si le vent qui soufflait de la mer n’allait pas la rafraîchir. En ce début de mois de mai, l’air restait encore frais, surtout lorsque l’on n’était pas protégé de cette brise venue du large qui balayait une eau dont la température était encore loin de ses normes estivales. Finalement elle décida d’être légère. Elle préférait ne pas avoir de carapace et être au plus près de la nature, quitte à frissonner, considérant cela comme une vibration qui entrait en résonnance avec l’environnement. Cela lui fit d’ailleurs penser qu’elle n’était qu’à quelques kilomètres des plages naturistes où elle pourrait s’allonger nue et vraiment profiter du soleil, de la chaleur et sentir l’air l’effleurer de la pointe des orteils à la racine de cheveux.

    Elle sortit de l’hôtel par une porte qui donnait directement sur un sentier qui serpentait entre l’Etang de Vacarès et le Rhône et allait jusqu’à Salin de Giraud, village créé de toute pièce au XIXème siècle pour l’exploitation du sel dans les marais de Camargue. Les marcheurs et coureurs les plus courageux et les plus aguerris pouvaient faire le tour complet de l’étang en empruntant La Digue à la Mer puis le Chemin des Cinq Gorges. Mais aujourd’hui elle n’avait pas d’objectif sportif. Juste le besoin de sentir le soleil la caresser, l’odeur de la mer l’envelopper. Sentir passer sur elle ce léger souffle iodé qui au fur et à mesure qu’elle avancerait époussèterait ses angoisses et ses doutes.

    Elle démarra en marchant, pour que son corps tout entier, pas encore concentré sur l’effort, respire le bonheur du moment. Elle s’arrêta, ferma les yeux, fit quelques mouvements d’assouplissement de la nuque, leva les bras en s’étirant puis les redescendit doucement en décrivant un cercle, et en expirant profondément, comme elle le faisait au yoga, et elle commença à trottiner. Elle savait que les premières minutes elle sentirait le sang affluer dans ses tempes, et l’air picoter ses poumons, au bord de l’essoufflement. Il fallait que la mécanique trouve son rythme de croisière pour qu’ensuite elle la propulse automatiquement, sans qu’elle n’ait à penser aux mouvements de ses jambes, à sa respiration qui la régénérait à chaque fois que sa poitrine se soulevait ou au balancé de ses bras qui entretenait l’allure. Elle savait que le sang allait bientôt refluer et arrêter de battre dans son crâne, et que viendrait ce moment où les pensées seraient libres de vagabonder. C’était tout l’intérêt de ces pratiques sportives douces et régulières : elles occupaient le corps dans une action globale auto-entretenue, accélérait la circulation sanguine juste ce qu’il faut pour irriguer un peu plus le cerveau et permettait à l’esprit de s’ouvrir, de s’échapper ou d’être traversé de fulgurances. Les problèmes ne se résolvaient pas magiquement simplement en faisant un footing, mais souvent des solutions originales apparaissaient qui méritaient d’être tentées. Les conflits ne disparaissaient pas au fur et à mesure des kilomètres parcourus, mais on se surprenait parfois à changer d’angle et à réfléchir à une approche nouvelle. L’impression d’être dans une impasse personnelle n’allait pas miraculeusement déboucher sur un horizon dégagé, mais on pouvait prendre du recul, voir les soucis se hiérarchiser et entrevoir une ouverture grâce à un mur qui se décale légèrement.

    Elle reconnaissait la cadence qui lui permettait de courir au moins une heure sans fatigue, sentant son métabolisme travailler juste en dessous du niveau qui aurait mobilisé son attention. Le paysage était tel qu’elle l’avait imaginé et souhaité. Un espace non contraint, des étendues de végétation rase à perte de vue, des roseaux qui ondulaient, la surface des marécages qui frissonnait au moindre souffle, des petits oiseaux noirs qui voletaient sans doute à la recherche de leur nourriture, des hérons qui survolaient les marécages. Elle ne pensait pas aller jusqu’à ces zones protégées où se regroupaient les populations de flamants roses, assurant le spectacle pour les nombreux touristes et contribuant à la renommée de la Camargue. De son hôtel, il suffirait d’un vélo, et elle se dit que cela pourrait être un but de promenade si elle revenait un jour avec son ami et dans des circonstances psychologiques moins agitées.

    Seules les monticules de sel émergeaient au loin et composaient l’unique relief de la région. Cela la changeait des montagnes qui d’habitude l’entouraient et ajoutaient à son sentiment actuel d’enfermement. Elle savait qu’il n’y avait pas d’issue simple et gagnante sur tous les fronts à sa situation. Confort, sens, famille, ce qu’elle gagnerait dans une direction elle le perdrait dans une autre. Ou fallait-il raisonnablement se maintenir en équilibre et s’échapper de temps en temps lorsqu’elle sentait la frustration monter et les doutes sur l’intérêt de continuer ainsi l’envahir ? Repensant à la Une du quotidien sportif qu’elle avait vue ce matin, elle sentait sa vie en plein transition. Elle avait enclenché il y a quelques années une phase de décomposition et était loin d’avoir achevé la phase de recomposition. Cela lui fit penser, avec un sourire amusé, à l’état présent des forces politiques, que cette élection présidentielle avait complètement bouleversées. Un monde ancien disparaissait et on ne distinguait pas encore clairement les contours du nouveau monde, ni s’il serait meilleur que le précédent.

    Elle sentait que c’était le bon moment pour faire demi-tour et revenir à l’hôtel où elle s’était déjà concocté une suite de petits plaisirs. Une longue douche chaude tout autant pour se délasser que se laver. Elle n’était pas sûre de terminer par quelques secondes d’un jet froid et puissant qu’elle pratiquait le matin pour accélérer sa mise en route. D’ailleurs la douche de l’hôtel ne semblait pas disposer de toutes les options qu’elle avait chez elle et qui lui permettait de faire varier l’intensité de l’écoulement de l’eau. Et puis c’était moins de tonicité que d’apaisement dont elle avait besoin, et il lui semblait qu’elle y accèderait plus facilement en restant baigner dans un brouillard tropical.

    Et elle se délectait à l’avance du déjeuner : l’hôtel proposait une longue liste d’assiettes d’huîtres et de plateaux de fruits de mer. La météo était parfaite pour s’installer sur la terrasse et savourer les crustacés et le panorama, en buvant un verre de vin blanc de la région.

    Le soleil lui chauffait maintenant le dos et elle sentait un mince filet de sueur s’écouler dans le creux de sa colonne vertébrale. Malgré le fait qu’elle ait couru à un rythme qui ne lui demandait pas d’effort particulier, le soleil qui tapait de face à l’aller et la transpiration naturelle avaient déjà fortement trempé son tee-shirt. Elle sentait le tissu lui coller à la peau et mouler son corps. La matière soi-disant respirante semblait plutôt transpirante. Bien que ses seins ne soit pas volumineux, le tee-shirt épousait leur forme arrondie et les mettaient nettement en valeur. De plus la petite brise qui soufflait de côté faisaient pointer ses têtons sous son tee-shirt, rajoutant un cran au côté exhibitionniste et provocant de la situation. En soi ce n’était pas gênant, et même plutôt amusant, mais cela pouvait être embarrassant si elle croisait un jogger, dont elle imaginait déjà le regard se porter sur sa poitrine humide. Elle secoua le bas de son tee-shirt pour l’écarter de sa peau et lui redonner un peu d’ampleur au niveau du buste. Mais la matière élastique se replaqua immédiatement sur son ventre, s’enfonçant même légèrement au niveau du nombril et en reprenant sa position initiale, elle sentit le tissu frotter la pointe de ses seins provoquant une douce excitation à laquelle elle ne s’attendait évidemment pas. Un petit frisson remonta sa colonne dans le sens inverse de la sueur qui s’y écoulait, jusqu’au haut de la nuque, et au moment où il l’atteignit, une chaleur teintée de crispation jaillit au niveau de son pubis. Ces signes de désir qui soudain se manifestaient sans prévenir lui rappelaient qu’elle n’avait pas fait l’amour depuis presqu’un mois. Le stress, les angoisses, le manque de sens, l’incapacité à envisager sa vie au-delà des quelques activités personnelles ou professionnelles qui parsemaient son agenda, endormaient sa libido et ne l’incitaient pas à compenser le manque de goût qu’elle éprouvait pour sa vie actuelle par la recherche du plaisir sexuel.

    Elle continua à trottiner en laissant l’excitation redescendre lentement, abandonnant l’idée de cacher ses formes, se disant qu’au moment où elle croiserait quelqu’un elle recommencerait à secouer son tee-shirt et garderait le regard fixé sur le sentier quelques mètres devant elle.

**********

    Il était à peine midi, et après s’être douchée et habillée, elle avait hésité à aller s’effondrer dans une chaise longue au soleil et commencer la lecture d’un livre que l’on venait de lui offrir. Mais pourquoi repousser ce moment où elle serait face à l’immense assiette d’huîtres qui l’avait faite saliver pendant qu’elle courrait. Elle aurait largement le temps ensuite de lire, et si la digestion l’assoupissait, elle se laisserait aller sans aucun scrupule.

    Le service commençait juste et la terrasse était vide.  Elle prit ce qu’elle considérait être la meilleure place : la dernière table à droite au bord de la terrasse face à l’étang. Elle était sûre de n’avoir personne sur un des côtés, et surtout aucun intrus devant elle.

    La ville où elle habitait n’avait pas de restaurant connu pour la qualité de ses fruits de mer, et elle prenait un réel plaisir à rattraper le retard accumulé pendant l’année dès qu’elle se trouvait dans une région productrice. Evidemment l’idéal était comme aujourd’hui d’être face à la mer et à son air salé et de se régaler du goût iodé qui emplissait la bouche quand elle gobait une huître.

    La carte proposait des assiettes de six ou douze et un service explicitement appelé « Gargantua » de vingt-quatre. Elle pressentait que la douzaine allait la laisser sur sa fin mais ne se sentait pas l’appétit rabelaisien. Elle était venue pour se faire du bien, pas pour finir avec des haut-le-cœur. Elle demanda si exceptionnellement on pouvait lui arranger une assiette de dix-huit, prétextant qu’elle n’en avait pas mangées depuis longtemps et qu’elle s’était accordé une petite fugue où elle avait bien besoin de savourer des joies simples. La serveuse lui sourit, sentant comprendre cette forme de prière, et ne voyant vraiment pas pourquoi elle n’y répondrait pas, heureuse qu’un geste si simple et à sa portée contente cette cliente.

    Comme on lui avait annoncé une petite attente car le patron venait d’arriver et allait juste commencer à les ouvrir – elle pensa à nouveau qu’elle avait bien fait de venir tôt – elle commanda un verre de Vin des Sables, la production la plus locale qui soit, venant des Saintes-Maries.

    L’assiette posée devant elle, elle se pencha pour humer l’odeur de la mer en fermant les yeux, respirant fort comme pour emmener au plus profond de ses poumons le souvenir de cette parenthèse hors du temps et des incertitudes. Elle rouvrit les yeux, parcourut l’assiette du regard comme pour sélectionner l’huître qui aurait l’honneur de déclarer le festin ouvert. Leur chair translucide était verte avec des reflets bleutés, leur jus était limpide. Elle porta la première à sa bouche et aspira légèrement, sentant le liquide s’écouler au fond de sa gorge, suivi rapidement d’une sensation de fraîcheur qui descendait le long de l’œsophage, la gorgée de vin venant communier à cette harmonie des sensations.

    Elle savoura chacune d’elles. Tous ses sens étaient ouverts et s’emplissaient de ces instants : le regard absorbait le paysage, les narines se gonflaient des senteurs marines, le palais se délectait des saveurs du terroir, les oreilles captaient les bruissements du vent dans les buissons et les cris des oiseaux, et les pores de sa peau se dilataient pour emmagasiner les rayons du soleil. A défaut de résoudre ses problèmes ou de la pousser vers une quelconque décision, elle voulait que cette journée devienne un repère auquel elle pourrait s’accrocher dans les moments difficiles qu’elle risquait encore de traverser. Une échappatoire qui d’un déclic la déconnecterait de son quotidien pour passer quelques instants agréables ailleurs.

    Il était encore tôt et il lui restait près de deux heures avant de prendre le bus du retour. Elle s’y rendrait au dernier moment, et n’irait même pas flâner dans les vielles rues de la ville. Elle voulait garder jusqu’à l’instant où elle s’assiérait dans le véhicule, la perception la plus intense possible de cette évasion loin des tourments qui l’emprisonnaient.

    Elle finit sa dernière gorgée de vin blanc, déchira la pochette contenant une lingette rafraîchissante qu’elle se passa sur les mains et se leva. Elle se dirigea vers le patio où le propriétaire avait disposé quelques chaises longues sous un taud, vert-amande bien sûr, pour faire la sieste sans risquer le coup de soleil. Elle n’avait même pas pris son livre, il ne lui faudrait que quelques minutes pour ranger ses affaires et régler le séjour, elle avait déjà commandé le taxi, elle pouvait s’assoupir et finir de savourer ce jour unique qu’elle avait volé au temps qui passe.