
Il y avait foule à l’entrée de la grotte. En ce jour du milieu de l’été -34048, toutes les figures connues de la bonne société Homo Sapiens, rive gauche et rive droite de l’Ardèche confondues, n’avaient pas hésité à faire des jours de marche pour assister à l’inauguration de ce nouveau lieu où l’on annonçait un spectacle encore jamais vu.
Elles avaient d’autant moins hésité que depuis quelque temps cette période de l’année devenait plus propice aux longs trajets car la température s’était nettement réchauffée – on descendait maintenant rarement en cette saison en dessous de -20° – et on pouvait espérer éviter pendant plusieurs jours ces tempêtes de neige qui rendaient la progression extrêmement périlleuse, surtout quand elles étaient flanquées du vent glacé qui soufflait des hauts-plateaux et plongeait les marcheurs dans un brouillard blanchâtre à couper à la pointe de sagaie.
Knouk accueillait personnellement les invités et ne pouvait cacher son plaisir, teinté de revanche, de voir défiler devant lui tous ceux qui le méprisaient – en privé il les traitait de Cro-Magnon – et qui considéraient ses activités comme inutiles, voire nuisibles et en tout cas sans intérêt ni avenir. Quelques mois plus tôt il avait essuyé les moqueries à cause de ses idées farfelues de gribouiller sur les pierres ou sur le sol, des formes censées représenter les animaux. Pour ces congénères, ils étaient dans le meilleur des cas un gibier, mais la plupart du temps une menace. D’ailleurs, un certain nombre d’amis de Knouk, avaient fait les frais de leur désir d’observer au plus près la faune locale, finissant piétinés par un mammouth laineux sans même que l’animal ne s’en rende compte, ou soulevé, à une hauteur de laquelle ils retombaient en se fracassant les os, par les bois monumentaux d’un mégacéros, lorsque celui-ci relevait la tête et qu’il embarquait ce fétu de paille qui tentait d’observer sa parure frontale.
L’idée de dessiner sur les parois d’une grotte ne lui était venue que récemment. Il avait commencé d’abord en prenant simplement un bâton et en essayant de tracer sur la terre des formes représentant le contour des animaux qu’il voyait devant lui. Mais le sol qui restait gelé la plupart du temps compliquait la tâche et la rendait même dangereuse : plus elle durait plus il risquait de se faire remarquer par la bête féroce dont il s’était approché et à qui il ne faudrait que quelques secondes pour l’atteindre et le mettre en pièce.
Il avait eu ensuite l’idée d’utiliser un grattoir en voyant son ami Glak travailler des peaux de léopard des neiges. Glak s’était fait sa petite renommée en renouvelant le style des pelisses : plus près du corps pour les hommes, plus courtes pour les femmes. Et surtout il avait osé des couleurs nouvelles qui rompaient avec les teintes beigeasses de la plupart des tenues confectionnées à l’époque, avec le seul souci de leur aspect pratique, que ce soit pour se protéger du froid ou être à l’aise à la chasse.
Tout comme Knouk, Glak ne s’était pas fait que des amis dans son milieu, rejeté par ses pairs qui considéraient ses tenues indécentes, réservées à une caste d’excentriques, qui étaient souvent la risée de la tribu lorsqu’ils se réunissaient autour d’un feu – uniquement utilisé d’habitude pour faire rôtir la viande de bison – pour murmurer, grommeler, ahaner. Il y en avait même un qui avait pris un soir un gourdin pour taper en rythme sur les pierres qui entouraient le foyer.
A l’occasion de l’événement qu’il organisait, Knouk avait demandé à Glak de tailler un vêtement pour les hôtesses qui guidaient les visiteurs. Devant habiller autant de personnes que ces deux mains avaient de doigts et le léopard étant un animal relativement rare et assez difficile à rabattre, il avait dû être inventif pour économiser la matière qu’il avait en stock et éviter d’avoir à repartir en battue. Au lieu d’un haut qui couvrait entièrement le buste, il avait raccourci la coupe, qui bien sûr cachait la poitrine, mais laissait voir le ventre. Combiné à un pagne qu’il avait encore réduit par rapport à ses précédentes audaces qui avaient déjà fait scandale, il s’attendait à des réactions outrées. Knouk d’ailleurs avait été surpris, au premier essayage, de la hardiesse de son ami, mais s’était dit que quitte à organiser une soirée dont il espérait qu’elle reste dans l’histoire, autant qu’elle soit marquante sur le fond et sur la forme.
Il avait juste une inquiétude. L’aurignacien, bien qu’étant nettement plus dégrossi que ces arriérés de Néanderthal, avait parfois du mal à maîtriser ses pulsions. Il craignait, que parmi ces convives, pourtant sélectionnés et a priori plus retenus, l’un d’entre eux, embrasé par la vue de la chair fraîche, agrippe une hôtesse par les cheveux et la traîne dans un recoin. De plus il avait prévu de demander à tous de déposer à l’entrée gourdins, massues et autres casse-têtes, mais l’un d’entre eux pouvait échapper à sa surveillance et rentrer avec un objet contondant. Il n’aurait plus manqué que, non contente d’assouvir ses besoins, une brute épaisse défonce le crâne d’une jeune femme. Généralement d’ailleurs il ne le faisait pas par méchanceté. Il leur arrivait de tapoter leur conquête s’il la trouvait un peu lente à se soumettre, et dans leur état d’excitation il ne maîtrisait pas toujours leur force. Ou après s’être soulagé, il manifestait parfois leur contentement en frappant à tout va ou en faisant tournoyer leur massue, et heurtait la femelle qui tentait de se relever.
Ne trouvant pas assez de femmes pouvant se libérer de leurs tâches quotidiennes – dépecer la viande de mammouth, tresser des cordes utilisées pour la chasse ou allaiter leur progéniture, cette dernière activité leur prenant un temps significatif, puisqu’elles donnaient la mamelle jusqu’à 3 ans et qu’elles accouchaient avec régularité à la saison où les arbres commençaient à perdre leur feuille – Knouk avait demandé à quelques amis de servir aussi de guide. Glak ayant déjà taillé les costumes, et n’ayant d’ailleurs pas assez de peaux à sa disposition pour en façonner de nouveaux, ils furent obligés de revêtir ceux conçus pour les hôtesses. Les ajustements furent assez rapides, la corpulence des hommes et des femmes étant relativement semblable. Glak se contenta de relâcher quelques pinces sur les hauts et de resserrer la taille des pagnes. Par contre ils plongeaient dans l’inconnu : comment la foule allait-elle réagir ? Allaient-ils finalement lancer une nouvelle tendance ? Qu’allait-on penser de ces hommes qui portaient des pagnes ? Et pourvu qu’un lourdaud ne se méprenne pas ! Ceci dit la longueur des cheveux ne lui permettant pas d’empoigner sa prise, il y regardait peut-être à deux fois.
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Muni de son grattoir, Knouk avait pu, plus facilement et rapidement, reproduire les silhouettes sur le sol. Mais il restait frustré. A la première pluie, elles s’effaçaient. Ou il suffisait qu’un troupeau de chevaux déboule pour ruiner ses élans artistiques. Il lui fallait un support qui rendrait ses créations plus pérennes. Il essaya sur des pierres, mais outre qu’il fallait qu’il soit plié en quatre pendant des heures car même avec des pointes de silex, l’ouvrage était long et pénible, il était à la merci de n’importe quelle bête qui le pendrait pour une proie.
Il eut le déclic en rentrant fourbu d’une de ses nombreuses tentatives et en longeant la falaise qui faisait, quelques centaines de mètres plus loin, un léger surplomb sous lequel il lui arrivait de se réfugier. Frôlant la paroi, le silex toujours en main, il l’appuya machinalement sur la roche et se rendit compte qu’il la rayait. Il passa les jours suivants à griffonner frénétiquement, soulagé de ne plus souffrir du dos et surtout de ne plus craindre d’être un gibier tentant.
Le seul inconvénient est qu’il n’avait plus sous les yeux ce qu’il voulait représenter. Jusqu’à présent il dessinait à vue. Quand il était revenu le lendemain de sa trouvaille, il s’était senti désemparé. D’habitude sa main se contentait de reproduire ce qu’il observait. Il avait levé le bras et … rien. Il faisait face à un mur gris. Il s’était retourné : uniquement quelques buissons. Heureusement d’ailleurs, car il avait choisi cet endroit pour ne plus se préoccuper des dangers qui rôdaient dans la plaine. Son bras retomba, et il fut envahi d’un découragement total. A quoi lui servait d’être en sécurité si l’objet de sa création avait disparu ? Il repensa au gigantesque rhinocéros laineux qu’il avait eu à peine le temps d’esquisser la veille avant qu’il ne charge. Et il s’aperçut que l’image du monstre semblait se former quelque part. Il ne l’avait pas devant les yeux et pourtant il avait l’impression qu’elle flottait près de lui. Il se retourna pris de panique. Mais les environs restaient vides. D’ailleurs l’image en avait profité pour disparaître également. Reprenant son calme, il la sentit revenir. Il n’osait plus bouger de peur qu’elle ne reparte. Il avait bien « en face » de lui le rhinocéros, mais le moindre mouvement risquait de le faire fuir. Il se sentait ridicule et impuissant. Allait-il rester figé des heures avec cette vision dont il ne pouvait rien faire ?
Autant tenter quelque chose. Insensiblement il commença à lever sa main droite. Il s’arrêtait chaque fois que le rhinocéros semblait avoir des contours plus flous. Puis sa main reprenait sa lente ascension. Elle arriva au niveau de son regard et il eut peur qu’elle brouille l’image. Mais, sans qu’il ait en face des yeux autant de détails que lorsqu’il observait l’animal en chair et en os, son apparence restait suffisamment nette. Imperceptiblement sa main s’approcha de la paroi. A cet endroit elle était recouverte d’une légère couche de lichen et il n’eut pas à appuyer comme un forcené pour commencer à l’égratigner. Sans regarder ce qu’elle faisait de peur que l’animal ne se volatilise, il laissa sa main ébaucher le dos. Arrivée à son extrémité, il fut à nouveau paralysé. Il comprenait qu’il lui fallait la relever, mais comment la reposer au bon endroit s’il restait la tête immobilisée dans la même direction de peur que la bête ne s’évanouisse. Enhardi par sa première réussite, il amorça un léger mouvement du cou. Le rhinocéros flottait toujours devant lui, et il put bientôt reposer le silex pour attaquer la grande corne. Il suait à grosse goutte, moins de l’effort nécessaire à entamer la roche que de la concentration qu’il s’imposait pour que son modèle ne s’échappe pas.
Le résultat n’était pas fantastique, assez heurté, mais il avait compris qu’il pouvait dessiner à partir de cet exemplaire flottant. Le lendemain, plus décontracté, il exécuta plus fidèlement un mammouth épié deux jours plus tôt. Il se risqua même à reproduire, une semaine plus tard, les têtes d’un troupeau de chevaux sauvages qui avait failli le piétiner.
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Les petits groupes guidés par les hôtesses commençaient à découvrir les « œuvres ». Certains repartaient en courant et en hurlant, croyant que les animaux allaient les attaquer. D’autres s’évanouissaient directement à la vue des bêtes qui d’habitude les terrorisaient quand ils les croisaient en pleine cueillette. Beaucoup s’assommaient en tentant de ressortir ne faisant pas attention, dans la précipitation, aux changements de relief. La soirée tournait à l’hécatombe. Knouk avait rêvé d’un événement marquant. Il en prenait le chemin mais pas pour les raisons espérées.
Ils avaient travaillé un mois sans relâche pour décorer la grotte d’un bestiaire foisonnant qui surprendrait les visiteurs à chaque détour, dans chaque renfoncement, sur chaque protubérance, exploitant au mieux les mouvements des parois. Résultat : cette bande d’australopithèques – franchement comment les qualifier autrement, même si l’injure n’était utilisée que dans des cas extrêmes de bêtise ; on traitait plus souvent de pithécanthropes ceux qui avaient l’air de ne pas avoir inventé le feu – ne comprenaient rien à cette nouvelle forme d’expression. Qu’ils continuent de se taper dessus ou de stupidement défier les hyènes des cavernes comme seuls divertissements !
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Depuis ses premiers brouillons sur la falaise, Knouk avait nettement amélioré sa technique. Fatigué de suer sang et eau pour laisser une trace dans la roche, il avait cherché une méthode moins exigeante physiquement. Il chassait rarement, préférant ses occupations qui progressivement l’avait mis à l’écart. Mais comme tout le monde, quand il était obligé de se joindre à la troupe qui partait ravitailler la tribu, il se badigeonnait le visage avec de la boue ou s’assombrissait les joues avec un morceau de braise refroidie. Alors que la troupe partait d’un pas vaillant en grognant, il s’était éclipsé – courir en hurlant le bras levé armé d’une sagaie après une lionne, puis courir dans l’autre sens en hurlant encore plus fort lorsqu’elle avait décidé d’arrêter de s’amuser, ne faisait pas partie de ses passe-temps favoris – et avait regagné sa falaise-atelier. Le charbon de bois glissait tout seul sur la surface. Plus il appuyait plus le trait était foncé ; en utilisant une arête il arrivait à exécuter des traits fins. En repassant avec la main, le tracé s’estompait. Pris par l’élan il recouvrit des pans entiers.
Il était déjà perçu comme un garçon irrécupérable. Ces dernières réalisations provoquèrent le scandale. Il fut immédiatement accusé de saccager la nature. On voulait bien tolérer qu’il perde son temps à s’échiner sur quelques cailloux, mais défigurer le site avec ce barbouillage était intolérable. Ceci dit le problème fut rapidement réglé. Une pluie drue s’abattit sans discontinuer le lendemain et la roche fut définitivement lavée. Quant aux silhouettes tracées au silex, elles furent la cible des enfants qui vinrent les bombarder de pierres, les transformant en une bouillie indistincte qui bientôt s’effrita totalement. Il ne restait plus aucune trace de ce qu’il avait réalisé.
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Après le premier moment d’affolement, quelques invités avaient accepté de poursuivre la visite et de s’enfoncer plus avant dans la grotte. Pourtant ils avançaient précautionneusement, les ombres des torches ajoutant à l’ambiance anxiogène créée par la présence de ces animaux dont ils ne comprenaient pas comment ils se retrouvaient figés sur la roche. Pourtant Drouik, qui avait rapidement rejoint Knouk dans l’aventure, montrait à chaque groupe qui passait comment il travaillait, moins pour leur expliquer la méthode que pour les rassurer et leur faire comprendre qu’ils n’avaient rien à redouter. Mais peu arrivaient à se relâcher complètement et il flottait dans la caverne une atmosphère tendue et pesante.
Malheureusement comme il le craignait, deux hôtesses avaient déjà fait les frais des bas instincts du public. Vrina était venu consoler Knouk, le sentant profondément marqué par le déroulement imprévu de la soirée. C’était la sœur de Drouik et elle avait parcouru la région depuis des semaines pour informer les peuplades environnantes de l’événement. Elle n’avait pas ménagé sa peine, d’autant que la plupart de ceux à qui elle s’adressait ne comprenait rien à ce qu’elle leur disait. Mais la tribu dont Knouk était issue avait un certain prestige, car y vivaient quelques-uns des chasseurs les plus téméraires et qui avaient été parmi les premiers à oser affronter les mammouths laineux – on se contentait jusqu’alors de dépecer les cadavres – et elle avait réussi à convaincre plus de personnes qu’elle ne l’espérait. Knouk appréciait chez Vrina cette énergie et cette volonté qui parfois lui faisaient prendre des risques inconsidérés. Combien de fois l’avait-il vu se défendre face à une lionne, gourdin en main, vociférant et la frappant violemment sur le museau entre les deux yeux à l’instant où elle allait bondir pour lui donner un coup de griffes mortel ? Il ne fallait pas non plus venir lui disputer un bout de viande encore sanguinolent après qu’elle ait dépecée sa victime, encore sous l’emprise de l’excitation de la tuerie.
Comme Knouk, elle était un peu à l’écart du groupe. Elle n’avait eu qu’un enfant et avait vite faite comprendre à ceux qu’elle traitait d’Homo Erectus sans cervelle, qu’il ne fallait pas compter sur elle pour se soulager quand l’envie leur venait. Elle s’était retrouvée à accompagner Knouk, puis à le soutenir dans ses différentes entreprises, aboutissant finalement à cette inauguration. Elle lui avait été d’un soutien salutaire dans les moments difficiles, et il ne pouvait rien lui refuser, surtout quand elle prenait son air de petit lionceau éploré, qui contrastait tant avec sa détermination habituelle.
Justement c’est au moment où ses espoirs avaient été douchés qu’elle avait eu cette idée providentielle. Elle ne comprenait pas toujours ce qu’il faisait, mais elle sentait que c’était important pour lui, et elle percevait intuitivement que dans la longue évolution de l’Homo Sapiens il y aurait un avant et un après Knouk. De manière plus pragmatique elle avait surtout compris qu’il n’aurait la force de continuer que dans un endroit où ses dessins seraient protégés des intempéries et que lui-même ne serait plus soumis aux railleries, aux reproches et aux invectives. Naturellement elle pensa à la grotte où sa famille s’abritait régulièrement. Par contre il fallait bien choisir sa saison pour y pénétrer, les ours et leurs oursons s’y retranchant à l’approche de l’hiver pour hiberner. Le sol était jonché d’os, de crânes, de mandibules, restes des téméraires – la plupart du temps des animaux mais on pouvait reconnaître çà et là quelques ossements humains – qui s’étaient essayé à cohabiter avec ces grosses boules de poils qui semblaient si placides mais qui vous arrachaient la tête d’un coup de patte.
Il avait été d’abord réticent. Il avait commencé à s’épanouir sur des grandes parois verticales et plates et il se retrouvait confiné dans un espace où il n’y avait pas un brin de surface rectiligne. Et depuis que ses parents l’avaient oublié dans un recoin, il avait le mal des cavernes : difficulté à respirer, transpiration quasi immédiate dès qu’il y pénétrait, sensation d’oppression et réflexe maladif de se retourner à tout instant de peur qu’un plantigrade ne lui tombe dessus. Il se sentait à peine capable de rester cinq minutes dans cet enfer, alors y dessiner pendant des heures l’esprit suffisamment libéré pour y accueillir ses animaux flottants, il ne l’imaginait même pas. Pourtant n’ayant pas d’autre échappatoire il y retourna et y resta chaque jour un peu plus longtemps. C’est JiPik, que beaucoup considéraient comme un vieux fou illuminé, qui lui avait conseillé d’y aller progressivement pour vaincre ses réserves et ses angoisses. Certains chasseurs, qui n’arrivaient plus à lancer leur sagaie face à une bête sauvage, surtout quand elle semblait vaincue d’avance, venaient le voir et retrouvaient rapidement leur instinct de guerrier. Ils s’allongeaient sur une natte tressée par une des femmes du vieil homme, lui s’asseyant derrière eux sur une grosse pierre polie par le temps et par le frottement régulier de sa main gauche. Ils échangeaient des grognements, les chasseurs émettant d’ailleurs le plus de borborygmes. JiPik se contentait d’en pousser quelques-uns en hochant la tête lorsque l’homme allongé devant lui était silencieux depuis un certain temps. Ce dernier reprenait alors son grommellement. Puis le vieil homme, lorsqu’il sentait que sa main gauche avait fait suffisamment d’aller-retour sur la pierre, tapotait sur l’épaule du chasseur qui se relevait et s’en allait sans se retourner, en laissant un panier de graines et de baies, le vieil original ne mangeant plus de viande depuis longtemps.
Ainsi Knouk avait pu reprendre ses activités murales, et rapidement quelques curieux de son âge étaient venus l’observer puis, les plus inspirés, avaient saisi un silex, un morceau de braise ou avaient simplement trempé plusieurs doigts dans la terre un peu boueuse à leurs pieds et s’étaient joint aux efforts de Knouk pour représenter bisons, lionnes, hyènes et même une chouette. Il avait dû d’abord leur transmettre sa découverte des animaux flottants, ce qui en élimina quelques-uns, qui malgré leur acharnement – pendant des heures ils se concentraient en fronçant les sourcils ce qui suscitait les railleries de leurs camarades face à leur allure de pré-Néandertalien – ne voyaient rien apparaître. Puis il leur montra les différentes manières de tenir les outils pour obtenir des tracés et des effets différents et chacun s’empara d’une paroi et laissa libre cours à sa créativité.
Malgré les torches, il faisait sombre dans la grotte et en s’approchant d’un pan de roche encore vierge, Drouik heurta brutalement une arête. Il porta sa main à son crâne et sentit le sang couler, puis s’affaissant sous la violence du choc, il se retint en posant sa paume ensanglantée sur la paroi. L’entendant hurler de douleur ses amis se précipitèrent vers lui craignant une attaque d’ours. Après s’être rassuré sur son état, ils allaient repartir à leurs tâches respectives, lorsque l’un d’entre eux souleva sa torche et vit la trace laissée par Drouik avant qu’il ne s’écroule. Elle était d’une couleur intense et profonde qui les fascinaient et qui complèteraient à merveille les teintes noire et marron qu’ils obtenaient avec le charbon de bois et la boue. Le lendemain l’un d’entre eux s’ouvrit volontairement le front, y porta la main, et dès qu’il eut retrouvé ses esprits, tapota la roche et obtint l’effet d’une peau de panthère. Un autre, fatigué de se faire des bosses, prit un silex et s’entailla l’avant-bras au niveau du poignet. Rapidement on reconnut la bande qui accompagnait Knouk à ces nombreuses scarifications que certains arboraient avec fierté tant elles leur permettaient de varier les coloris et d’obtenir des effets spectaculaires.
Mais leur frénésie tournait au jeu de massacre et certains ne venaient déjà plus à la grotte, trop affaiblis par les saignements volontaires. Heureusement, ils trouvèrent dans un des renfoncements, une roche d’une couleur approchante et assez friable, qu’ils commencèrent à gratter, récupérant une poudre qui mélangée à de l’eau et un peu de terre leur permit d’arrêter de s’infliger des supplices. Et ils s’aperçurent qu’en ajoutant plus ou moins de terre, ils variaient à loisir les nuances.
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Malgré quelques sourires étonnés et quelques grognements de satisfaction, Knouk sentait bien que la plupart des visiteurs étaient incompréhensifs, consternés ou désemparés. Il en avait perdu une grosse moitié dans la panique initiale et le reste quittait la grotte avec des ricanements de hyènes qui ne faisaient pas mystère de leur opinion sur cet huluberlu, ses acolytes et leurs gribouillages. Les importants qui étaient arrivés avec une humilité forcée repartaient encore plus hautains. Les hôtesses rescapées avaient fui depuis longtemps. Certains de ses amis qui avaient accepté de revêtir la tenue de guide lui en voulait d’avoir subi sarcasmes et moqueries, mettant en doute leur virilité.
Cet événement qu’il avait espéré être à la fois une apothéose et la naissance d’une pratique nouvelle qui changerait le comportement de ses congénères était un échec cuisant. Etait-il le seul, avec ses quelques rares amis, à sentir sa respiration s’accélérer et son estomac se nouer face à tous ces animaux qu’ils avaient reproduits et quasiment fait revivre dans la grotte ? Combien d’années faudrait-il aux autres pour y être sensibles ? Etaient-ils les seuls à voir les animaux flottés autour d’eux quand ils les dessinaient ? Il avait d’ailleurs réussi à faire apparaître Drouik, Vrina et Glak devant lui mais n’avait pas osé les tracer sur la roche. En fait il avait levé la main mais avait éprouvé un sentiment de malaise, comme une peur de leur enlever quelque chose s’il les représentait.
La seule satisfaction, ou plutôt soulagement, qu’il retirait de cette déconfiture était que personne n’avait détérioré leurs œuvres. Il se demanda alors s’il ne valait pas mieux rendre la grotte inaccessible, en se disant qu’un jour, une tribu plus avancée la découvrirait et saurait l’apprécier. Il en parla à ses proches, aucun n’envisageant, pas plus que lui, de continuer cette aventure qui ne leur avait rapporté que dénigrement, mépris, dérision, exclusion et un nombre conséquent de plaies et de bosses.
Ils commencèrent alors à obstruer l’entrée en y entassant de lourdes pierres. Ils mirent plusieurs jours à atteindre la moitié de sa hauteur. Ils voulaient la boucher entièrement mais Knouk avait décidé de laisser apparaître un petit espace tout en haut pouvant susciter la curiosité. Soudain une pluie glaçante commença à tomber sans discontinuer les empêchant de poursuivre leur colmatage. Tous les matins ils espéraient une accalmie, mais le déluge s’intensifiait jour après jour. La lune avait eu le temps de redevenir ronde et pleine, lorsqu’ils purent enfin retourner sur le chantier. Ils ne reconnurent pas l’endroit. Un pan entier de la falaise manquait. Les infiltrations avaient miné le terrain qui surplombait l’entrée et ils faisaient face à un éboulis de roches, de terre et de végétation infranchissable. Ils étaient sans voix. Ils avaient voulu dissimuler temporairement leur production en attendant des êtres plus réceptifs et là, la grotte était devenue non seulement totalement impénétrable mais pire, absolument introuvable, condamnant leur ouvrage à l’oubli pour l’éternité.
Chacun repartit, entre abattement et tristesse. Knouk resta un peu plus longtemps. Il s’était assis sur un gros bloc effondré, le coude posé sur la cuisse, le menton appuyé sur le dos de sa main, et regardait pensivement un éclat de pierre qui ressemblait à un profil de visage.
Pourrait-il avec un outil assez solide tailler des formes animales ou humaines dans la roche ?